
Une forêt tropicale dans le SE de l'Asie ? Non, une forêt suisse dans le région de Locarno (Tessin). Photographie: RSI
Pour que des espèces telles que le palmier de Fortune (Trachycarpus fortunei) ou le camphrier de l'Himalaya (Cinnamomum glandulosum) se soient durablement établies dans des régions comme le Tessin (Suisse) et le nord de l'Italie en général, il a fallu que nous franchissions un seuil dont nous n'étions pas conscients. Le climat de cette région était déjà particulièrement favorable, mais il a suffi que les hivers s'adoucissent un peu pour que le climat devienne soudain favorable à ce type d'espèces, ce qui a donné libre cours à la colonisation des forêts de cette région par les nombreuses plantes ornementales cultivées depuis des siècles dans cette zone touristique au climat privilégié.
Cela signifie-t-il que nous devions lutter contre ces espèces afin d'éviter à tout prix une évolution de la végétation à laquelle il fallait peut-être s'attendre avec la progressive tropicalisation du climat de cette région? La seule espèce indigène qui profite de cette situation est le laurier-sauce (Laurus nobilis). Est-il logique de pardonner le succès du laurier-sauce et de condamner les autres espèces en raison de leur caractère "exotique" ? C'est à ce stade du débat que les études paléobotaniques sont particulièrement utiles, car elles démontrent l'existence d'une flore très riche dans cette région du nord de l'Italie jusqu'au Quaternaire moyen, qui fut probablement l'un des derniers refuges des laurisylves du continent européen. Verrons-nous à l'avenir une semblable "tropicalisation" de l'Europe, qui pourrait changer complètement nos paysages ? Commençons par examiner la situation présente en observant la carte climatique de l'Europe "actuelle" (1980-2016).


Ce que cette carte nous montre (voir définition des codes climatiques en annexe), c'est la prépondérance actuelle en Europe centrale des climats tempérés et continentaux avec des précipitations constantes tout au long de l'année et des températures douces en été (Cfb et Dfb). Dans cette région, les températures moyennes dépassent les 10 degrés entre 4 et 9 mois par an. Plus au sud, dans la région méditerranéenne, les étés secs prédominent, qu'ils soient tempérés (Csb), subtropicaux (Csa) ou nettement secs (BSk). Le climat subtropical humide auquel nous avons fait référence en parlant de l'Italie du Nord (Cfa) s'étend principalement en Italie du Nord, dans certaines régions des Balkans, le long de la côte de la mer Noire et dans la région du Caucase. Nombre de ces zones ont joué un rôle important pendant les glaciations, en servant de refuge à de nombreuses espèces disparues ailleurs en Europe.
Que nous réserve l'avenir ? Une étude récente (1) a calculé ce que pourrait être le climat mondial pour la période 2071-2100 et le résultat pour l'Europe est cette deuxième carte:


Voici quelques-uns des changements les plus évidents que cette carte nous permet d'apprécier:
- La première observation, particulièrement visible dans l'Est de l'Europe, mais aussi à la limite sud du climat de type Cfb en Europe occidentale, est l'important déplacement des différentes zones climatiques vers le nord. Ce déplacement est d'environ 1000 kilomètres !
- Dans le nord de l'Europe, les régions avec un climat de type Dfc (étés doux avec le mois le plus chaud < 22 °C, températures moyennes supérieures à 10 °C moins de quatre mois par an, température moyenne du mois le plus froid > -38 °C.) se réduisent considérablement, trouvant refuge dans les reliefs scandinaves.
- Le climat de type subtropical humide (Cfa) s'impose dans presque toute l'Europe centrale. C'est, je crois, le changement le plus frappant puisqu'il s'accompagnera d'une modification radicale de la flore de cette région, où des espèces mieux adaptées à la chaleur devraient logiquement remplacer les espèces actuelles, qui dans de nombreuses régions montrent déjà des signes évidents de déclin après quelques épisodes caniculaires catastrophiques, tels que celui de l'été 2018.
- Dans la région méditerranéenne, les zones arides progressent et les enclaves à climat tempéré se réduisent fortement. Dans la péninsule ibérique, le contraste entre la côte atlantique et le reste de la péninsule s'accentuera. Il est intéressant de comparer cette carte (calculée) avec la reconstitution faite par Fauquette des biomes du début du Pliocène (2) :

Fondamentalement, cette carte nous montre que sur la côte atlantique, il y avait une prédominance de forêts à feuilles persistantes (laurisylves) qui coexistaient avec des forêts tempérées à feuilles caduques qui marquaient la transition vers les climats de type méditerranéen. Le reste de la péninsule était clairement dominé par une végétation xérophile probablement beaucoup plus ouverte que celle que nous connaissons aujourd'hui. Ceci m'amène à penser que le modèle qui a servi à construire la carte de la période 2071-2100 exagère peut-être un peu l'expansion de la zone climatique Csa le long de la côte atlantique du continent européen.
La conclusion de cet article est évidente : le climat et la végétation vont sensiblement changer en Europe d'ici la fin du siècle et ne pas tenir compte de ce que ces modèles prévoient pourrait nous amener à prendre des décisions catastrophiques. Le conservationnisme, en particulier, a besoin d'une révision en profondeur, car le maintien du statu quo dans un monde qui change aussi rapidement n'est manifestement pas la réponse attendue pour sauver de nombreuses espèces gravement menacées par le changement climatique...
![]() | (1) Beck, H.E., N.E. Zimmermann, T.R. McVicar, N. Vergopolan, A. Berg, E.F. Wood: Present and future Köppen-Geiger climate classification maps at 1-km resolution, Scientific Data 5:180214, doi:10.1038/sdata.2018.214 (2018). | |
![]() | (2) Fauquette S. et al. (1999) / Climate and biomes in the West Mediterranean area during the Pliocene / Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, vol. 152, pp. 15–36. | |
